La naissance de la pépinière des Chartreux
L'histoire du jardin fruitier du Jardin du Luxembourg commence vers 1650 lorsqu'un habitant de Vitry dans le Val-de-Marne décide de se retirer du monde chez les Chartreux, installés depuis quatre siècles par Saint Louis au sud de Paris, sous le nom de Frère Alexis. Vitry est alors un des très rares endroits où est pratiqué l'art de former et d'élever les arbres fruitiers. Les différents arbres sont obtenus dans les bois, à partir des drageons et de la germination spontanée des semences.
Très vite, les Chartreux chargent Frère Alexis d'élever sur leur domaine d'une quarantaine d'hectares de jeunes arbres fruitiers, d'abord pour leurs propres besoins puis pour la commercialisation. Grâce à son talent, la réputation de la pépinière des Chartreux grandit en même temps que sa production. Dès 1712, plus de 14 000 arbres fruitiers sortent chaque année du domaine. Frère François et Frère Philippe lui succédent en perpétuant la réputation de la pépinière.
En 1750, à la mort de Frère Philippe, aucun frère n'est capable d'assurer la succession. Les Chartreux décident alors de faire appel à un arboriculteur habile et renommé, Christophe Hervy. Cet homme dirigera la pépinière des Chartreux pendant 46 ans et en assurera la renommée européenne.
Grâce aux multiples ramifications européennes de la congrégation, Hervy peut se procurer les meilleures espèces ou variétés de fruits créant ainsi la plus précieuse collection d'arbres fruitiers, indigènes ou acclimatés, au monde durant la deuxième moitié du 18e siècle. Bien que le prix des arbres fut plus élevé qu'ailleurs, la presque totalité de la production était vendue, le plus souvent, dès l'été. Certaines années, la production est insuffisante, Hervy recommande les arbres d'autres pépinières. C'est un label de confiance et une marque de faveur pour le pépiniériste.
Mais la Révolution va arrêter net l'œuvre entreprise 140 ans plus tôt. Le 2 novembre 1789, l 'Assemblée Nationale met un terme définitif à la splendeur de la pépinière des Chartreux en décrétant la nationalisation des biens du clergé. L'année suivante, la commune de Paris acquiert de l'État le domaine des Chartreux. Une grande partie des arbres de la pépinière est vendue. Faute de remplacement, la pépinière s'épuise.
Prenant conscience du désastre, les frères Thouin obtiennent d'Hervy qu'il remette au Jardin des Plantes deux arbres de chaque genre, espèce et variété. Pendant l'hiver 1795, les Hervy père et fils reçoivent l'ordre de transporter dans l'ancien domaine royal de Sceaux le reste de la pépinière réduite à 18 000 sujets, alors qu'elle en comptait peu d'années auparavant les arbres par millions.

Le défi de Jean Chaptal
La pépinière complètement détruite, les collections fortement endommagées, l'histoire pourrait s'arrêter là, s'il n'y avait au Ministère de l'Intérieur un protecteur éclairé des arts et des sciences, Jean Chaptal. Le ministre veut montrer à l'Europe entière la valeur de l'agriculture française. Il leur demande de réinstaller la collection fruitière sur les lieux mêmes qu'avaient occupés les Chartreux. Mais le terrain sur lequel les Chartreux avaient élevé leurs arbres n'existe plus : ce vaste enclos avait été morcelé en en réunissant une partie au Jardin du Luxembourg, en traçant des rues.(l'actuel boulevard St Michel dans sa partie sud et l'actuelle rue d'Assas), en dressant le grand axe de 665 m de long et 40 m de large de l'avenue de l'Observatoire. Ce qui reste du terrain,est occupé par un cloître, des maisons et surtout des ruines. Comment, au milieu de ces décombres et sous les parterres du Jardin du Luxembourg, planter une pépinière qui puisse joindre l'utile à l'agréable ? Chaptal n'hésite pas : sous la direction de Hervy fils, nommé directeur de la Pépinière Nationale des Chartreux, d'énormes travaux de terrassement sont entrepris. Les pierres extraites des lieux sont vendues pour couvrir une partie de la dépense, les sols nivelés puis recouverts de terre végétale. Durant l'hiver 1801-1802 , la plantation des arbres est entreprise en séparant le terrain en deux parties : les arbres revenus de Sceaux (un seul individu de chaque espèce ou variété pour reconstituer la collection), la pépinière proprement dite avec des espaliers de pêchers, des pyramides de poiriers, une collection de pruniers et de cerisiers et nombre de semis de pommiers et de poiriers.
Dès 1804, la Pépinière Nationale des Chartreux, très populaire, offre 80 000 arbres : cognassiers, pommiers francs, doucin et paradis, amandiers, merisiers et pruniers. Les prémices d'une école d'horticulture sont lancées : la pépinière est ouverte aux visiteurs. Les préfets peuvent envoyer des élèves pour y acquérir des connaissances dans l'art de former ou d'élever des arbres. Au printemps 1809, le nouveau ministre de l'Intérieur, Champmol, comte de l'Empire, autorise Hervy à ouvrir un véritable cours pratique et gratuit sur la culture des arbres fruitiers. Cette école traverse les guerres et les changements de régime presque sans interruption puisque, aujourd'hui encore, elle reçoit chaque année près de 250 auditeurs passionnés.
Chaptal a aussi voulu rassembler dans cette pépinière toutes les espèces et variétés de vignes cultivées en France pour que fut dressée une nomenclature des différents raisins connus. Pour assurer la réalisation de son projet, il met à contribution tous les préfets de France qui sont chargés de collecter dans chaque département les cépages de vigne existants. C'est ainsi que fut créée la plus belle collection de vignes qui ait jamais existé.
En 1842, grâce à l'action de Jules-Alexandre Hardy, Jardinier-Chef du Jardin du Luxembourg, l'École des Vignes possède jusqu'à 1498 espèces ou variétés différentes et en 1848 ce nombre passera à 1924. Un catalogue non daté, attribué à Hardy vers le milieu du 19e siècle et retrouvé récemment dans les archives du Sénat, comptabilise 797 variétés. La collection disparaît malheureusement dans les années 1860, lors des travaux qui affecteront ce quartier de Paris sous le règne de Napoléon III, et ne sera jamais reconstituée.


Le jardin fruitier devient propriété du Jardin du Luxembourg
La pépinière devait connaître encore des heures difficiles. Bien qu'elle soit, depuis une ordonnance royale de juin 1814, affectée, avec le Palais du Luxembourg et ses dépendances, à la Chambre haute, sa gestion dépend toujours du Ministère de l'Intérieur. La Chambre des Pairs la juge inutile et décide de ne plus lui octroyer de budget. En 1828, la production d'arbres est donc supprimée faute de moyens. Brinquebalée entre diverses administrations, elle finit par échoir au Ministère de l'Instruction Publique qui la scinde en deux. La partie est du terrain est affectée à la faculté de médecine de Paris pour y créer un jardin botanique de plantes médicinales. La partie ouest est mise à la disposition du Muséum d'Histoire Naturelle qui la gardera dix ans et finira par la refuser faute de crédits pour la cultiver. En août 1848, les quelques terrains restant de la Grande Pépinière et encore sous la dépendance du Sénat sont transformés en jardin et ouverts au public. En 1866, la création de la rue Auguste Comte, dans le cadre des travaux Hausmann, donne ses limites définitives au Jardin du Luxembourg et à ce qui est aujourd'hui le jardin fruitier. La Ville de Paris va, à ses frais et pour le compte du Sénat, remodeler une dernière fois le terrain donnant à cette partie du jardin le style paysager dit "anglais" très en vogue à cette époque.
C'est à Barillet Deschamps, collaborateur d'Alphand, que sont attribués le tracé et les plantations que l'on peut voir de nos jours. Sous la direction d'Auguste Rivière, jardinier en chef, un nouveau jardin fruitier est établi le long de la rue Auguste Comte. La terre arable nécessaire à ce jardin est apportée de Châtillon, commune proche de Paris et désormais le jardin fruitier du Luxembourg va devenir un verger conservatoire d'espèces fruitières, principalement pommes et poires, où la dimension de pépinière à proprement parler n'aura plus jamais sa place.
Depuis le début du siècle, les conservateurs cherchent, tout en maintenant la collection, un support visuel et pratique à leurs cours. A la collection viennent s'ajouter de nombreuses espèces fruitières : cerisiers, pruniers parfois en forme libre haute tige. Ce parti va se renforcer dans les années 1950 lorsque le jardin fruitier servira de modèle à ce qu'un amateur peut obtenir chez lui pour vivre en "autarcie fruitière". Une orientation nette va alors être prise pour une productivité maximum, une recherche de rendements de variétés de classe I (à intérêt commercial) pour la vente et ce parfois au détriment de la collection mais surtout au détriment de la diversité des espèces.
Dans le milieu des années 1970, après un appauvrissement de la collection, la politique est inversée. La prise de conscience de cet appauvrissement du patrimoine variétal est générale. Aussi, de nombreux échanges de greffons s'établissent entre le Jardin et de nombreuses associations de la France entière et même étrangères. Au milieu des années 1990, la collection des pommes et poires devient centrale, même si les autres espèces sont néanmoins conservées pour les cours (certaines espèces "nouvelles" seront mêmes introduites comme les actinidias, les kakis, etc.). Elle tente de reconstituer la collection des Chartreux.


La reconnaissance du jardin en verger conservatoire
Le verger a été reconnu en 1991 "verger conservatoire" par l'Association Française pour la Conservation des Espèces Végétales. Conservation de variétés mais aussi de formes fruitières comme les plus simples : U simple, double, trident, gril Chauffour, candélabre; l'ensemble des gobelets qu'ils soient libres, palissés, accolés; mais aussi toutes les palmettes comme les Verrier, rabattues, Legendre, à la diable, Ferraguti, Baldassari, obliques; les losanges, tricroisillons, drapeau Marchand, les toupies, quenouilles, colonnes, spindelbusch ou mêmes des formes plus sophistiquées comme les pyramides étagées ou ailées et les gobelets en livre ouvert.

Ouvrages sur la collection
- Le Théâtre d'Agriculture, d'Olivier de Serres, 1600 : premier ouvrage sur l'art d'élever des arbres en pépinière
- Le catalogue des Pépinières des Chartreux, de Christophe Hervy (1752, 1767, 1768, 1786, etc.) : ces brochures de quelques pages retraçant les variétés présentes chez les Chartreux, ont été publiées pendant plusieurs années. Malheureusement, la Conservation des Jardins du Luxembourg n'en possède aujourd'hui aucune trace. Son fils, Michel Christophe, perpétue et perfectionne les connaissances acquises.

Document d'archives
Le Catalogue des arbres fruitiers, de Michel-Christophe HERVY, 1809 (document sur le site des archives du Sénat)